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Au boulot, laissons parler nos émotions

Désormais, les spécialistes recommandent de manifester son enthousiasme, sa surprise, voire sa colère au travail... sans pour autant sauter au cou du patron !

Longtemps, le salarié modèle se devait d'être impassible : manifester un peu trop d'enthousiasme, de spontanéité, de sensibilité était suspect, interprété comme un signe de faiblesse. Il était par conséquent prié de laisser ses états d'âme au vestiaire ou à la cafèt, lieu magique pour se défouler. Bonne nouvelle, ce temps serait révolu grâce, notamment, aux neurosciences qui ont démontré, études à l'appui, le rôle bénéfique des émotions au travail. Déjà pour nos boss qui se doivent d'être pragmatiques ! " Côté efficacité, elles auraient une action fondamentale dans le processus de mémorisation, la prise de décision ou la gestion du temps, sujet de plus en plus central dans le monde de l'entreprise ", souligne Laurence Saunder (1) directrice de l'Ifas (Institut français d'action sur le stress). En outre, comme l'explique David Rock (2), coach et formateur spécialisé dans les neurosciences, nos deux cerveaux, le cortex préfrontal - siège de la réflexion et de la création - et le cerveau limbique - siège des émotions - ne fonctionnent pas simultanément : ils travaillent " en bascule ". Un système limbique suractivé augmente ainsi les risques de jugements erronés, excessifs. Il pousse à adopter une attitude défensive face à certaines situations interprétées comme des menaces. Il est par conséquent fondamental d'apprendre à gérer ses émotions pour optimiser ses facultés intellectuelles. Mais pour pouvoir les gérer, il faut d'abord qu'elles soient reconnues. " Il est faux de croire que reconnaître une émotion va aggraver l'état émotionnel. C'est tout le contraire qui se passe ! Dès que l'émotion est reconnue, le système limbique se calme et les ressources cognitives augmentent ", indique l'expert. 

Dis-moi ce que tu ressens et tout le monde ira bien

On comprend alors que se couper d'une partie de nous-mêmes, se "blinder" en franchissant la porte de l'entreprise, a un coût important aussi bien sur les plans psychologique (stress, pics d'anxiété, déprime) que comportemental (tabagisme et autres dépendances) ou physique (impact cardiaque, digestif, etc.). Plusieurs études ont d'ailleurs démontré que les salariés encouragés à exprimer leur ressenti sont plus épanouis au travail, davantage impliqués et gagnent en productivité... Un discours qui fait mouche auprès des dirigeants ! " Avec la crise, on attend davantage des salariés, reconnait un responsable RH. Mais encore faut-il qu'ils suivent ! Pour prévenir les risques psychosociaux, on regarde de plus en plus comment les managers dirigent, et notamment s'ils laissent "respirer" leurs équipes. Du reste, les moins de 30 ans que nous recrutons paraissent plus sensibles, plus soucieux de travailler dans une ambiance qui leur sied.La société évolue et nous sommes obligés de nous adapter ! " Un avis complété par le dirigeant d'un groupe de PME spécialisées dans le service et l'ingénierie pour l'industrie : " Le mot " émotion " tire sa racine du latin motio qui signifie " mouvoir ", " mettre en mouvement ". Sans émotions, pas de relations humaines ni de motivation. Seules les entreprises où le travail est divisé en tâches bien identifiées, simples et répétitives pourraient embaucher de simples exécutants, mais elles sont de moins en moins nombreuses. "

Un contrepoids positif...

" L'échange humain informel a toujours existé dans l'entreprise, observe David Douyère, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 13 : machine à café, pause déjeuner, pot de départ, cours de gym entre collègues... Mais aujourd'hui, il est organisé par la direction pour créer du lien social vecteur d'émotions : petits déjeuners d'étage, pique-nique dans les bureaux ou les jardins collectifs, apéritifs de fin de semaine. Certains secteurs d'activité comme la communication, le consulting ou encore le recrutement vont même jusqu'à intégrer la vie personnelle au travail; les salariés se retrouvent à la fin de la journée pour prendre un verre ou le week-end pour faire la fête, une manière très habile de les faire travailler davantage pour le même salaire. L'émotion apparaît de plus en plus comme un contrepoids positif à l'accroissement de la charge de travail ", conclut l'universitaire.

Tout le monde y gagne?

" On sait ajourd'hui créer de l'émotion, complète Marie-Christine Bernard (3), coach de dirigeants d'entreprises depuis plus de dix ans. Les professionnels les moins scrupuleux y parviennent facilement en animation d'équipe ou en coaching. Ils amènent les salariés à se dévoiler un peu plus que nécessaire à la demande de la direction. L'émotion est alors instrumentalisée au détriment du respect de la personne. " " Apprendre à mieux se connaitre devient une demande implicite de l'entreprise, le " bon salarié " étant perçu comme un individu tolérant, dans le dialogue, capable de résister au stress et surtout pas dans l'excès ", analyse David Douyère. C'est là que le bât blesse, déplorent coachs et psychosociologues. Oui aux émotions dans l'entreprise, mais triées sur le volet ! " Il y a les émotions positives et respectables comme la joie, la surprise, voire l'envie moteur de l'ambition , ou encore la colère (expression d'un tempérament bien trempé !), et les négatives, comme la tristesse, la jalousie, la peur, confirme la philosophe et psychanalyste Elsa Godart (4). Ces dernières sont mal vues socialement, signe qu'on ne maîtrise pas pleinement sa vie. Mais c'est difficile d'être tout le temps dans le juste milieu. Regarder les émotions de cette manière est dangereux car elles ne sont ni bonnes ni mauvaises : elles sont. Elles définissent notre liberté, notre identité. En s'interdisant certaines émotions, on s'empêche d'être vraiment soi-même."

Les boss aussi

" Ne vous privez pas d'exprimer votre joie sous prétexte de susciter la jalousie ou d'être impudique, recommande la psychanalyste. Et lorsque vous avez une angoisse, n'hésitez pas à vous confier à un collègue bienveillant, sinon elle vous empêchera de travailler. " Pour Laurence Saunder, c'est surtout aux entreprises de changer le cadre de leur gouvernance et de leur fonctionnement. Elles désirent des principes de coopération fondés sur le respect de l'individu et de sa complexité, mais en même temps elles sont dans l'hyper-contrôle : plus le dirigeant est inquiet, plus il a besoin de se rassurer et plus il met les salariés sous pression sans prendre en compte leurs spécificités individuelles, notamment leurs réactions émotionnelles. Le Dr Christophe Bagot (6), psychothérapeute, spécialiste du stress et de l'anxiété de performance propose une piste facile à mettre en oeuvre pour inverser la tendance du côté des dirigeants : intégrer une épreuve artistique à fort coefficient dans l'admission aux grandes écoles. A quand un concours de poésie aux épreuves de Polytechnique?

Valérie Josselin, Fémina

(1) L'énergie des émotions. Comprendre les émotions pour mieux les utiliser en entreprise, Eyrolles.

(2) Votre cerveau au bureau, InterEdition.

(3) Etre patron sans perdre son âme, Payot.

(4) Etre mieux avec soi-même, Comment faire la paix avec soi et les autres, Michel Lafon

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