expand

De l’addiction à la dépression - Eric Albert - Les Echos

Mon interlocuteur semble très agacé : « Cela fait trois fois que mon boss déplace le rendez-vous que nous avions ensemble et, évidemment, il va me dire que le dossier n’avance pas assez vite. »

Dans cette entreprise, l’ordre des priorités est en permanence perturbé. Chacun des dirigeants a un agenda très plein et, à chaque événement, les changements s’enchaînent. C’est devenu la désorganisation du travail habituel. Le style du boss se répercute à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique. Ce mode de fonctionnement dans l’urgence permanente, qui conduit à sauter d’un sujet à l’autre en prenant des décisions très rapides, a un effet euphorisant. Il induit souvent un sentiment de toute-puissance du dirigeant hyperactif, qui vérifie en permanence combien il est indispensable. S’y mêlent le plaisir de l’action et la satisfaction d’être sursollicité, d’être placé au centre de l’action. Cette agitation permanente est alimentée par un flux continu d’échanges d’informations, qui sont autant de tentations pour le dirigeant d’intervenir avec, à chaque fois, le sentiment du devoir accompli. A la fin de chaque journée, il a arrêté une bêtise, débloqué une situation, initié un nouveau contrat… Et il en fait volontiers la liste pour justifier qu’il ne peut pas faire autrement. Lorsqu’on le pousse dans ses retranchements, s’il reconnaît les limites de ce fonctionnement, il le justifie par les spécificités de son activité et parfois par les défaillances de son entourage. Evidemment, quelle que soit l’énergie de ceux qui pratiquent ainsi leur leadership, ils s’épuisent. Dans un premier temps, cela se répercute sur leur humeur : tendus en permanence, l’expression devient plus tranchante. Ensuite, cela altère leur capacité de prise de décision. Comme le principal enjeu est d’aller vite, ils décident dans l’urgence. Puis, devant d’autres éléments qui leur sont apportés, ils prennent une décision qui contredit la première. Le système sous eux absorbe les secousses, mais surtout apprend à se protéger en limitant sa réactivité. Car le risque principal est le découragement et le désinvestissement progressif des acteurs autour. Comme souvent, la dépendance addictive est une course en avant qui est une forme de lutte contre la dépression. Dans notre cas, l’entourage se déprime avant les acteurs principaux.

ET APRÈS ?

La capacité à ne pas immédiatement agir est un travail sur soi. Lorsqu’on dirige, les événements se succèdent comme autant de signaux de danger. Cela provoque à la fois de l’anxiété et potentiellement de la culpabilité. Car le dirigeant se voit comme celui qui doit maîtriser le risque et régler les problèmes. Ce travail sur soi passe par une redéfinition de sa responsabilité qui doit mettre en avant la capacité à rendre autonomes les autres. Cela doit s’accompagner du transfert de la préoccupation de la réussite et de la qualité du travail à tous les niveaux de l’entreprise. C’est beaucoup plus difficile que d’être dans l’action. Mais c’est ce qui permet de remplir son rôle de dirigeant centré sur la garantie d’une cohérence globale de l’entreprise et son orientation dans la bonne direction. Avoir une vision globale et un temps d’avance nécessite une maturité psychologique. Passer du contrôle des autres au contrôle de soi est un cheminement.