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Le blues de la multinationale

« Je me demande si je ne vais pas créer ma boîte. » Le dirigeant qui tient ces propos est assez découragé. Après plusieurs décennies à gravir les échelons dans un même groupe et à avoir alterné postes au siège et responsabilités opérationnelles, il considère aujourd’hui qu’il n’a plus les moyens d’assurer sa mission comme patron de pays.

C’est que les injonctions contradictoires fusent. Il doit faire respecter les process – chaque service fonctionnel continuant à en produire de nouveaux – et, en même temps, susciter l’innovation et l’intelligence du terrain. Il doit garantir le zéro défaut et favoriser l’esprit d’initiative. Il doit classer les performances de ses collaborateurs en quartiles et faire vivre l’esprit d’équipe. Et tous les jours, il se confronte à une nouvelle règle « mandatory » dont personne ne mesure les conséquences sur le fonctionnement de son activité. Pis, personne ne s’en préoccupe.

Le quotidien d’un dirigeant est fait de ces contraintes contradictoires. Montrer qu’il sait y faire face est l’une des compétences qu’on attend de lui. Mais il a besoin de sentir le soutien de son entreprise. Lorsque celle-ci, à son sommet, fait semblant de ne pas les voir et surtout ne cherche en rien à essayer de les résoudre, une ambiance d’hypocrisie domine. Rien n’est plus démobilisant pour ceux qui sont avant tout motivés par l’envie de faire avancer les choses. Ils prennent conscience que, derrière le discours lisse et très « managérialement correct » de leur hiérarchie, en fait, chacun est avant tout préoccupé par sa propre situation. La règle implicite est le chacun pour soi. Pour cela, mieux vaut savoir cultiver son image et de bons appuis.

Lorsqu’ils sont mis face à ces contradictions, la réponse invariablement est : « Je sais mais on ne peut pas faire autrement. » Ce fonctionnement est le véritable cancer des grandes organisations. La génération montante y montre une forte intolérance. C’est même parce qu’elle le perçoit intuitivement que les grandes entreprises ont perdu de leur attrait. Ceux qui entrent sur le marché du travail ont plus d’appétence pour les petites structures ou pour celles qui sont porteuses de sens (comme l’économie sociale et solidaire). Aux dirigeants des grands groupes d’en prendre conscience et de réagir. Vite.